CHAPITRE VII

Au-delà de la télépathie, que chacun maniait maintenant naturellement, il s’avéra qu’ils avaient travaillé dans des directions différentes, probablement en raison de préférences plus ou moins confuses.

Michelli était capable de détruire des objets énormes par des décharges d’énergie, sans en être fatigué pour autant. Sa constitution devait y être pour quelque chose. Il se téléportait assez mal, pas très loin, surtout, mais travaillait dur le sondage sur les animaux, sans résultats spectaculaires.

En revanche, Katel était devenue très habile pour sonder des cerveaux avec tant de finesse que même Ael, plus sensible que Michelli, ne se rendait pas immédiatement compte que la jeune femme fouillait le sien. Elle s’y déplaçait avec une virtuosité et une douceur qui ne lui donnait pas tout de suite l’éveil, pour dresser une barrière. Elle l’avait prouvé avec Ael en allant chercher, à sa demande, un détail précis, de sa formation de pilote. Elle avait trouvé en quelques secondes ! Elle était également capable de téléportation correcte et de télékinésie moyenne.

Ael avait développé, lui aussi, la fouille d’un cerveau, en utilisant d’abord des animaux, et la téléportation, sa grande force, qu’il pratiquait couramment, à volonté, sur des distances importantes, lui. Mais ce qui l’amusait était la télékinésie, transporter des objets d’un endroit à un autre, soit à la vue d’un bon observateur, soit en y incluant la téléportation instantanée. L’objet disparaissait d’ici pour se retrouver ailleurs, à l’intérieur de la Barge, close, par exemple…

Ils étaient tellement excités qu’ils voulurent tous savoir comment les autres procédaient. En fait de quelques jours, ils restèrent encore deux semaines à s’entraîner, les uns les autres. Au bout desquelles, ils savaient tous, mais plus ou moins facilement, pratiquer les mêmes prouesses. Chacun avait, quand même, plus d’aisance, dans un domaine ou un autre. Michelli, par exemple, était le seul à pouvoir moduler des décharges d’énergie aussi puissantes.

Avant de partir, Katel mit la Barge en conformité avec la réglementation en enregistrant son immatriculation holo automatique. Dans le Monde, il ne fallait pas rigoler avec ça.

Quand ils embarquèrent, ils étaient silencieux et la Barge fit plusieurs révolutions autour de la planète avant d’accélérer pour plonger en Temps Relatif.

Ael avait proposé d’aller émerger carrément dans la constellation d’Altaïr. Ils seraient à proximité des grands centres pour mieux négocier leurs cristaux. Ils avaient eu le temps, avant la bagarre, à M 75 II, de faire créditer leurs bracelets sur une borne automatique, du montant des ventes des Plateaux et disposaient d’une jolie somme. Mais probablement très minime à côté de ce qu’ils pourraient tirer des cristaux.

D’après le calcul du Directeur de vol, étalonné sur la nouvelle vitesse de la Barge, ils en auraient pour un peu plus de deux mois de plongée.

Dès qu’ils furent en Relatif, ils se sentirent désœuvrés.

— Elle me manque, fit soudain Michelli, assis dans son siège co-pilote, un genou posé sur l’accoudoir.

— Qui ? fit Katel.

— Notre planète.

— Laquelle ? On n’a donné un nom qu’à Amas I.

— Un drôle de nom, d’ailleurs, remarqua Ael, vous ne trouvez pas ça un peu ridicule, ou prétentieux, peut-être ?

— Tu trouves que Poisson, Grand et Petit Chien, ou Vierge, sonnent mieux ? demanda Katel, ironique.

Ael se marra.

— C’est drôle, je n’y avais jamais pensé… Effectivement ça n’est pas différent. On l’appelle Constellation ou Union ?

Katel fit la moue.

— Je serais un peu plus méfiante. Pas envie d’attirer l’attention sur ce monde-là. Plutôt “Fédération” de la Constellation de l’Amas ; comme il y a deux planètes, on en a le droit. C’est plus vague, il y a des tas d’amas, et ça ne donne pas envie d’y aller, a priori. Mais il faut donner un nom à l’autre planète. Qu’est-ce que vous diriez de… Amas II ?

— Ça fait pas tarte, tout ça ? lança Michelli.

— Plus qu’Altaïr ou Bételgeuse ? Celle-là, il fallait la trouver, quand même, non ?

— Moi ça me va Amas II, décida Ael.

— Cette fois, je suis en minorité, accepta le Sarmaj… Dites, c’est moi qui deviens sentimental ou elle vous manque aussi ?

— On vient de passer des mois sacrément excitants, dit Ael, alors l’inactivité d’une transition en Temps Relatif nous ennuie, forcément. On va s’y réhabituer. En revanche, je pense qu’il faut surtout continuer à nous entraîner à la concentration, nous perfectionner sans cesse, pour atteindre notre maximum en très peu de temps… et notamment sans que notre visage ne le montre. Au sol, on doit passer inaperçu.

— Je suis d’accord, mais comme on n’a pas beaucoup de place pour s’entraîner, alors j’ai pensé à un truc, proposa Katel. On respire un mélange d’oxygène quand on s’entraîne à se concentrer, pour stimuler le cerveau. Parce que je pense qu’au stade où nous en sommes, je suis certaine aussi que c’est la vitesse de concentration qui est la plus importante à développer. Être très vite capable d’atteindre la concentration nécessaire à l’utilisation de nos dons. Ici, dans la Barge il faut être prudent. Une téléportation doit être maîtrisée sinon on va émerger en espace ! De même, une décharge d’énergie insuffisamment contrôlée pourrait trouer la coque !

— Tu as fichtrement raison, fit Ael et le coup de l’oxygène est astucieux. Je suis sûr qu’en deux mois et des poussières de ce régime on devrait améliorer considérablement notre vitesse de mise en concentration.

Ils demeurèrent silencieux puis Ael proposa, en se levant de son siège-pilote :

— On se paie un jus de fruits ?

Ils se retrouvèrent au carré et s’en sentirent réconfortés. Ils y avaient passé tant d’heures, pendant la fuite et dans l’amas, qu’ils retrouvaient une certaine atmosphère. Il y avait une petite table, au milieu, et chacun y avait trouvé sa place. Auparavant, quand ils étaient seuls Ael et Michelli se tenait face à face, Katel s’était installée naturellement entre eux deux.

— Vous repensez à la guerre, quelques fois ? demanda soudain Katel en faisant tourner machinalement son gobelet entre les deux mains tendues.

— Ah ça oui, dit Michelli.

Ael hocha la tête.

— Quel gâchis, fit-elle. Tant de vies détruites pour quoi ?

— Tu parles des morts ou de ceux qui en sont sortis vidés de tout ? fit Ael.

— Tiens, toi aussi tu penses aux survivants ?

— Souvent. Je me dis que sans Michelli et son idée, je serais peut-être un petit malfrat qui loue ses services dans une Milice quelconque, comme sur M 75 II. Ça aussi, c’est un ignoble gâchis. Je me sens proche de ces gars-là. Je pense souvent à mon Groupe. Que sont-ils devenus, nos gars, hein, Sarmaj ?

— Pas des malfrats, Cap, répondit vivement Michelli comme s’il se sentait personnellement attaqué.

— Pourquoi pas eux ? Le désespoir touche tout le monde.

— Non, pas eux, Ils… ils étaient trop bien, moralement je veux dire.

Il en refusait l’idée, bien sûr, n’était pas objectif et le savait. Mais il s’obstinait.

— Curieux dit Katel, pensive. J’ai tendance à penser la même chose pour les miens.

— À propos, tu nous as jamais dit ce que tu faisais exactement dans ta Division de Combat ? demanda Michelli.

— Un peu la même chose que vous, si ce n’est qu’il n’y avait pas d’opérations ponctuelles d’une petite unité à laquelle une mission précise lointaine était fixée. C’était toute la Division qui intervenait dans une bataille, pour créer le choc.

— Dieu, tu as passé ces années à faire des attaques ? lâcha Ael.

— Quelquefois on recevait une mission spéciale composée de un ou plusieurs Détachements, sur le front. Alors, on s’infiltrait et on disposait des pièges.

— Tu as été de ces coups-là ? s’étonna Michelli. C’était notre hantise. On se demandait comment vous réussissiez à passer malgré nos Détecteurs… Et toi, personnellement ?

Elle eut une petite grimace tordant légèrement sa bouche. Désormais, son visage était curieusement mobile, expressif. Plus du tout celui de la fille du bar, devant les pionniers qui la menaçaient. Comme si elle s’était ouverte à eux.

— Au début, j’entretenais du matériel de la Division et puis on y a ajouté le combat proprement dit, après une longue période d’entraînement. Les trois dernières années c’était l’enfer, avec la double qualification. Je commandais un Détachement comme Lieutenant-Ancien, 80 gars. Et, au retour de mission, il fallait s’occuper immédiatement de réparer le matos, alors que mes hommes se reposaient. J’avais l’impression de travailler en dormant, que jamais je ne pourrais récupérer totalement de ma fatigue ! Mais j’ai eu de la chance, je n’ai fait que six ans de guerre, moi. J’étais en cycle d’études, quand elle a été déclarée.

— Moi, au début, je sortais du cycle d’études générales et j’avais envie de m’orienter vers l’espace, se souvint Ael, à son tour. Avec la guerre je me suis retrouvé dans cette école de pilotage. Le coup de bol. J’ai échappé comme ça aux premières batailles, aux massacres les plus terribles, quand vous nous repoussiez toujours plus loin, de planète en planète.

— Mais tu as fait les onze ans de guerre ? dit Katel, secouant légèrement la tête, comme accablée.

— Pas au combat. Un an d’école de pilotage, donc, et ensuite l’État-Major s’est rendu compte qu’il fallait du temps pour former un bon combattant au sol. Alors, j’ai encore fait cinq mois de formation aux Troupes d’Assaut avant d’être engagé. C’est moi le plus vieux, vous voyez. L’ancêtre.

— Ancêtre à 31 ans, tu pousses, dit Katel. Et toi, Michelli… ?

— Moi, j’étais un jeune con. Tellement que j’ai demandé les Troupes d’Assaut, quand j’ai eu l’âge, après deux ans de guerre ! Ma seule chance a été de me retrouver dans la section du Cap, qui était encore jeune Lieutenant. Il m’a tout appris. Et d’abord, à rester vivant ! Puis il m’a fait monter en grade. Je n’ai fait que neuf ans de guerre.

— “Seulement” neuf ans, souligna Katel ? Je me sens ridicule à côté de vous.

— Personne qui a connu le combat n’est ridicule, laissa tomber Ael d’un ton péremptoire. Il n’y a pas d’ancienneté, seulement de la chance. Le meilleur combattant, le plus expérimenté, peut se faire griller par un débutant blessé, qui reprend conscience. Ne redis jamais ça, Katel, ni à propos des tiens, ni de personne.

Il ne lui avait jamais parlé sur ce ton et elle en fut stupéfaite. Elle rencontra le regard de Michelli qui lui fit discrètement signe de ne pas relever.

— Excuse-moi, Katel, reprit assez vite Ael. Deux de mes frères-édu ont fait la bêtise de se faire affecter dans la même unité d’attaque. Ils avaient une telle expérience d’officiers combattants qu’il n’y a pas eu de difficultés. C’était vraiment des cracks… Comme ça, il a suffit d’un seul impact de Thermique lourd ricochant, par hasard, sur le blindage d’une épave pour que je perde les derniers des miens, en une fois… Trois mois avant la fin de la guerre. Non, l’expérience, la méfiance, ne servent qu’à retarder l’application de la loi sur les statistiques, Katel, rien de plus. C’est le fait d’avoir été au combat qui fait la différence entre les hommes, pas le nombre de campagnes, encore moins de décorations. Ça, c’est la chance, le hasard, rien de plus.

L’atmosphère avait changé, d’un seul coup, et ils finirent par aller se coucher.

Les jours passèrent, semblables.

Ils alternaient entraînement physique et mental. Et les résultats étaient là. Ils ne mettaient que deux secondes, et parfois moins, à obtenir une concentration totale. En revanche, par précaution, ils ne se livraient qu’à la télépathie – communiquant entre eux, quand ils n’étaient pas face-à-face – la télékinésie, déplaçant des objets d’un endroit à un autre, de la soute, toujours plus vite ou en lui faisant suivre un parcours complexe ; et le sondage de cerveaux » où ils progressèrent très vite.

Ael continuait à jouer avec son cristal translucide en l’exposant à la lumière artificielle. Les reflets étaient encore différents de ce qu’il avait obtenu au sol. Toujours des prismes mais des nuances légèrement moins vives, moins pures qu’au soleil. Il gardait d’ailleurs sur lui, dans une poche, comme un porte-bonheur, l’un des premiers qu’il avait trouvés, un petit, très pur.

 

Quand ils contactèrent le Contrôle d’approche d’Altaïr XII, avant de franchir l’orbite d’attente des gros vaisseaux, ils durent patienter. Il y en avait une quantité, l’activité économique semblait bien repartie. C’est vrai que la guerre était terminée depuis plus de deux ans et demi, maintenant. Des Navettes faisaient les allers et venues entre les bâtiments et le sol, chargeant ou déchargeant les soutes. Le contrôleur eut un vrai sursaut en les voyant, sur l’écran holo.

— Vous êtes gonflés de porter des uniformes, lâcha-t-il seulement, avant de poursuivre la procédure, pour les diriger vers l’astroport secondaire, destinée aux Transports privés de marchandises, ce qui leur convenait très bien.

Tout de même, Ael était perturbé par la réflexion du type. Michelli n’avait rien dit mais son visage s’était fermé.

Ils avaient choisi cette planète parce qu’elle n’était pas très grande, mais faisait partie du circuit économique principal de la Fédération, plutôt de “l’Union des Fédérations,” maintenant.

Le poser s’effectua sans histoire, après avoir traversé le couloir de pénétration des orbites de stationnement. Ils se changèrent tous pour enfiler de larges combin’ de travail de la Spatiale, à la limite de leurs homologues civiles. Ils se dirigèrent tous les trois vers le Contrôle. Ils firent viser, pour la première fois, les documents de la Barge, ce qui tira une remarque étonnée du contrôleur dont ils avaient déjà vu le visage sur l’écran.

— Dites donc, vous n’avez pas peur des longues transitions, vous.

— C’est beau, l’espace, riposta Ael d’un ton tranquille.

— Pas beaucoup d’agitation, quand même.

— On en a eu notre content.

— Oui, ça se voit. Mais vous avez l’air d’avoir aimé ça, pour porter encore ces vieilles tenues d’uniformes. Vous auriez pu acheter autre chose, non ? fit le gars d’un ton particulier.

Ael réagit vivement :

— Vous êtes déjà restés neuf jours sous un bombardement de thermique ? Ça guérit de l’agitation.

— “Katel, sonde-le,” émit-il.

— Moi je suis un type paisible, le côté armée ne m’a jamais plu, renvoya l’autre en lui tendant les documents qui sortaient de l’ordi d’enregistrement.

— Parce qu’on vous a demandé votre avis, à vous ? fit Ael, sèchement.

— “Ael, laisse tomber, il commence à avoir envie de nous emmerder et il en a le pouvoir.”

— Grande gueule, hein ? dit l’autre, attendant visiblement une réponse pour prendre feu.

Ael fit un effort pour se calmer. Si Katel lui avait donné cet avertissement elle avait une bonne raison.

— Non, dit-il plus doucement, avec une ébauche de sourire, seulement envie de vivre en paix.

— Ça vaut mieux, fit le contrôleur en posant les documents. Votre patron devrait vous le conseiller.

Ils quittèrent le bureau en silence Ael ne comprenant pas très bien le sens de sa dernière phrase. Dehors, Katel parla :

— Il a envie de rentrer dans le lard de n’importe quel soldat. Mais il y a autre chose que je n’ai pas eu le temps d’analyser. J’ai eu l’impression qu’il en voulait aux Anciens de l’Armée. Je ne sais pas pourquoi.

— Un aigri ?

— Non, c’est beaucoup plus complexe que ça. Quelque chose me dit qu’il faut qu’on se méfie, mais je ne sais pas de quoi.

Ael réfléchit puis haussa les épaules, proposant :

— Et si on s’offrait un dîner civilisé à la cafet’ de l’astroport ?

— Ah, ça, oui, approuva vigoureusement Michelli, des vivres fraîches, pas des plats ! J’ai vu des Mobils, derrière le Contrôle.

Ils firent demi-tour. Une file de petits Mobils automatiques attendait, effectivement, dans l’ombre. Ils en approchaient quand ils distinguèrent la silhouette d’un homme, tassé sur le sol, le long d’une paroi d’entrepôt.

Il ne bougeait pas. La vue s’accoutumant, on remarquait les lambeaux d’uniforme qu’il portait sur le dos.

— Eh, mon gars, ça ne va pas ? lança Ael ?

L’autre ne réagit pas.

— Tu es malade ? insista Ael en approchant.

— Va te faire voir, répondit une voix lasse.

— Mais enfin qu’est-ce que tu fais là ?

— “Il n’a ni travail, ni logement, pas même une chambre,” dit mentalement Katel. “Et il n’a pas mangé depuis deux jours.”

Qu’est-ce que ça voulait dire ? Il y avait des organismes officiels pour venir en aide aux gens en position difficile. Surtout pour leur donner à manger, songea Ael.

— Je lis dans son cerveau que ça n’existe plus, fit Katel, qui avait apparemment lu la pensée d’Ael. Ce type est paumé, au bout du rouleau. Il est content d’avoir ce coin où on ne le voit pas.

— Sarmaj, émit Ael, prends un Mobil, et va chercher quelques plats à la Barge.

Michelli ne dit rien mais fit demi-tour, se dirigeant vers le bout de la file et grimpa dans le premier Mobil qui démarra dès qu’il eut pianoté l’emplacement de leur Barge.

Ael s’accroupissait quand un type apparut en combinaison de l’astroport.

— Il ne vous ennuiera pas ; il n’est pas violent, dît très vite l’inconnu d’un ton gêné. D’ailleurs, je vais le faire partir tout de suite.

Ael lui prit le bras et l’attira sur le côté, à la lumière.

— Attendez, on vient d’arriver. On était aux Confins ou en espace depuis pas loin de deux ans, la fin de la guerre, en fait, et on n’est au courant de rien. Vous pouvez me dire ce qui se passe ?

— Putain, vous portez des combin’ d’uniformes ? s’étonna l’autre immédiatement.

— Pourquoi, c’est interdit ? demanda Ael.

— Interdit, non, mais c’est un truc à avoir tous les embêtements du monde. Enfin embêtement est pas le mot, bien sûr.

— Alors là, il y a un truc que je ne comprends pas. Expliquez-moi ça.

L’autre eut l’air étonné.

— Aux Confin on ne fait rien aux types en uniforme ?

— Non, pourquoi ferait-on quelque chose ?

— “C’est un ancien soldat,” fit Katel. “Je le sonde en profondeur, fais durer la conversation.”

— Eh bien, ils sont devenus la plaie de l’Union, finit par lâcher l’autre. Il ne faut surtout pas dire qu’on est un Ancien, enfin qu’on a été soldat, quoi. Encore moins combattant… À vous, je peux bien le dire… Je l’ai été et j’ai eu une veine énorme, après la guerre, d’être engagé comme manœuvre au sol, avant le début des événements. Au moins, j’ai un boulot, une chambre et je peux bouffer… Il parait que c’est à cause de nous que la guerre a duré si longtemps, que la population en a vu de si dures, et que la richesse, venue depuis la création de l’Union, a été retardée… Alors tout le monde nous en veut et nous pourchasse. Maintenant on nous appelle les Anciens… Même les Bases militaires du Monde évolué ont été évacuées et installées sur des planètes mortes, ou de pionniers, peu peuplées, dont on a évacué les gens, en les indemnisant grassement ! Pour éviter des incidents, quoi ! Les officiers de carrière, ou ceux qui sont restés dans l’Armée en signant un contrat, quand ils viennent au sol, sont même en civil ; vous ne verrez plus un uniforme nulle part, à part la Milice. “Les Procyons sont nos frères humains et c’est à cause des soldats brutaux, inhumains, qu’on a mis si longtemps à s’unir,” voilà le leitmotiv de la population et la justification de notre chasse.

— Mais le gouvernement, il ne peut pas intervenir ?

Le gars eut un rire amer.

— C’est le gouvernement qui l’a, peu à peu, laissé comprendre. Sûrement par bêtise, d’ailleurs, mais après, ils étaient piégés.

Ael sentit une colère monter en lui.

— Alors, on s’est battu comme des bêtes pendant onze ans pour être mis plus bas que terre, maintenant ?

— Je ne le dirais à personne, mais vos uniformes… Enfin, oui, c’est exactement ce qui se passe. Si vous allez en ville en tenue, même à trois, il y en a qui vont vous tomber dessus, vous êtes foutus, mon vieux. On ramasse encore des cadavres de types en uniforme, tabassés à mort, chaque mois maintenant. Avant, c’était chaque matin !

— Mais enfin, c’est complètement fou cette histoire ! gronda Ael, en colère maintenant. Personne ne nous a demandé notre avis pour déclarer la guerre, ni pour nous envoyer nous battre, non ?

— Je crois que le gouvernement a été dépassé, vers la fin de la guerre, quand les négociations avançaient avec Procyon ; il ne savait pas comment le faire accepter par la population civile, je pense. Il y a eu des discours, un peu timides au début, pour dire que les Procyons étaient nos frères, que la guerre avait duré trop longtemps, à cause d’inconscients, tout ça pour faire accepter l’Union des deux Fédérations, qui nous apporterait la richesse… Mais comme ça marchait, ils ont été trop convaincants ; la population civile a été plus loin encore, elle n’a retenu qu’une partie du discours. Il y a eu des manifestations contre l’Armée et puis on a commencé à harceler, puis carrément lyncher, les Anciens revenus à la vie civile. En fait, le gouvernement a été débordé et a dû prendre la tête de ce mouvement populaire pour rester en place, vous voyez ? Mais vraiment, vous ne saviez pas ça ? Pourtant, c’est la même chose à Procyon. Tout le Monde est au courant.

— Pas dans les Confins, quand on y était. Et après on a été en exploration. Dis-moi, on voulait aller dîner à la cafet’ de l’astroport, ça va faire des remous ?

L’autre sursauta :

— Des remous ? On ne vous servira pas, oui ! Et quelques malabars vont vous tomber dessus !

— Alors, on ne peut aller manger nulle part ?

— À cette heure-ci, la cafet’ de l’astroport-frêt n’a pas encore la grande foule, si vous voulez risquer le coup, ça vous regarde, hein ? Mais faites gaffe, surtout. Et changez de vêtements dès que vous le pourrez… J’y pense, vous avez un engin spatial, ici ?

— Oui.

L’homme secoua la tête.

— À votre place, je partirais, ou, à la limite, je le garderais avec attention.

Ael hocha lentement la tête.

— Je vous remercie, mon vieux. Pour lui, là, il n’y a rien à faire ?

— Il a échappé aux chercheurs d’histoires en se cachant. Mais il est au bout du rouleau et n’a pas un Ter. Il ne peut pas s’acheter de vêtements civils, ni de quoi manger. Je lui apporte ce que je peux mais… Tôt ou tard, ils auront sa peau.

— Tu veux dire qu’on va le tabasser, dans cet état ?

— Exactement. Vous l’avez vu, il n’a plus la force de se défendre, ni de fuir.

Ael réfléchit.

— Pour s’acheter des vêtements civils, il faut aller en ville et on n’a que nos uniformes… Tu peux nous rendre service ? sonda Ael en se mettant à le tutoyer. Entre anciens…

— Vous acheter des combin’s, c’est ça ? Il y a une galerie dans l’astroport galactique et…

Il fut interrompu par Michelli de retour avec le Mobil, portant un sac contenant un certain nombre de plats, avant de se pencher sur le type au sol et le tirer par l’épaule…

— Tiens, mon gars, voilà de quoi bouffer. Ça te rappellera des mauvais souvenirs, mais ça cale l’estomac.

La forme bougea, vit le sac qu’ouvrait Michelli et le plat dont le Sarmaj déclenchait le réchauffage automatique. L’homme s’assit et les regarda pour la première fois.

— Vous… vous êtes des Anciens ?

— 388ème Brigade d’Assaut, répondit Michelli.

— Dieu, il en reste encore ? Les civils ne vous ont pas tous achevés ? fit le gars les yeux fixés sur le plat.

— Vous parliez de galerie, reprit Ael en se redressant vers le gars de l’astroport.

— Oui. C’est ouvert en permanence… Bon d’accord je vais aller vous en acheter.

— Une grande et trois normales, fit Ael.

— Pourquoi trois ?

— Pour lui, fit Ael en désignant le type au sol.

L’homme ne répondit pas tout de suite. Puis hocha la tête.

— D’accord. Vous avez de quoi me rembourser, j’espère, parce que je vais vider mon compte ?

— Il doit y avoir une borne, au fret, non ?

— Oui. Mais je ne veux pas qu’on me voit avec vous.

— Donne-moi ton numéro de bracelet et on va faire le virement en allant dîner. Tu vérifieras avant de payer.

— Vous voulez vraiment y aller comme ça ? Vous ne voulez pas attendre ici ? fit l’autre en écrivant le numéro de son compte sur un morceau de plasto.

— Oui, fit Ael et je ne conseille à personne de nous chercher des histoires… On sait toujours se battre. Après dîner, si tu as les combin’s civiles, on se changera. Tu peux y aller dans combien de temps ?

— Il me faut une heure en tout, c’est ma pause. Je vous prends des combin’s passe-partout, ça vaut dans les 40 Ters pièce. On se retrouve ici. Vous aurez fini de dîner.

— D’accord, je fais le virement avant qu’on aille manger, promit Ael, tu le liras sur ton compte.

— Soyez quand même prudents, dit l’autre en s’éloignant.

Quand il fut parti, Ael se tourna vers Katel et Michelli.

— Je repasse au Contrôle et je vous rejoins. Michelli, tu peux virer 160 Ters sur le compte du gars ?

Katel ne lui avait jamais vu ce visage, fermé, qui ne laissait passer aucun sentiments, même la colère.

— Qu’est-ce que tu veux faire ? demanda Katel inquiète.

— Prendre une précaution. Allez-y.

Il grimpa dans un Mobil et se fit conduire au Contrôle où il pénétra, souriant.

— Je préférerais payer la taxe de stationnement d’avance, pour deux jours, dit-il au contrôleur qu’il avait déjà vu, histoire d’être sûr d’avoir assez de Ters pour le faire après avoir négocié un chargement pour notre patron.

L’autre ne dit rien mais pianota sur son ordi. Ael tendit le bras pour passer son bracelet sous le rayon de la borne débitrice. Puis le type lui tendit le ticket plasto correspondant.

— Merci, fit Ael, toujours souriant. Maintenant, je voudrais voir le chef de quart.

— Pourquoi ? fit l’autre, soudain méfiant.

— Juste une information. Mais importante.

L’homme le regarda longuement et se leva pour passer dans le bureau voisin. Il se passa bien cinq minutes avant qu’il ne revienne avec un grand gars sec.

— Bonjour, fit Ael, poliment. Voilà, je viens de payer la taxe d’astroport pour le bâtiment qui est en B51. Si je me souviens bien des lois galactiques, l’astroport est entièrement responsable des dommages subis par un engin spatial dont la taxe a été réglée… Si la moindre chose arrive à ce bâtiment, l’astroport paiera un maximum. J’assure la cargaison pour 50 millions de Ters. Stratégique, ajouta-t-il en guise d’explication. À votre place, je le ferais exceptionnellement bien garder si vos patrons ne veulent pas débourser une belle somme. Et vous, perdre votre boulot, bien entendu, puisque je viens de vous prévenir et que j’ai enregistré notre entretien, son et holo, ajouta-t-il en se tapotant la poitrine à la hauteur d’un bouton brillant.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? dit le chef de quart, c’est une menace ! Espèce de…

— Non, le coupa Ael, toujours paisible, c’est l’application stricte de la loi. Vous ne pouvez rien y faire. Maintenant, si vous m’insultez, je vous mets en bouillie, on est d’accord ? Ça aussi, c’est enregistré. Salut.

Il sortit sans se retourner, certain que la Barge était en sécurité pendant deux jours et rejoignit les autres à la cafet’ du fret.

Pas le luxe. Il n’y avait que trois types de l’astroport qui profitaient d’une pause pour boire.

— Vous avez commandé à manger ? fit-il à ses amis.

— Il parait qu’il n’y a plus rien, dit Katel.

— O.K., je vais voir. De la viande et des légumes, ça vous ira ?

— Oui, mais énorme la viande, et un tas de légumes fit Michelli.

Ael se dirigea vers le bar et passa derrière, ouvrant une porte donnant sur le grand local de cuisson. Plusieurs personnes étaient là, affairées devant de grands récipients pour la ruée de la pause prochaine. Apparemment, on ne servait pas de plats préparés, ici. Le silence se fit à son entrée.

Il alla directement vers celui qui paraissait le chef et sortit de sa poche le ticket de taxe.

— Comme vous le voyez, j’appartiens à un équipage de passage, au fret, et en règle. Par conséquent, vous êtes tenus de nous servir, on est d’accord ? On veut trois grillades, très épaisses et saignantes, avec des légumes, beaucoup. Si c’est trop cuit, je reviens balancer tous vos récipients sur le sol, vous vous expliquerez avec les gars qui viendront manger, tout à l’heure. O.K. ? Vous nous servez dans cinq minutes au plus tard, hein ?

L’autre était tellement stupéfait qu’il ne répondit pas.

Dans la salle, les trois types du bar parlaient à voix haute des salopards de soldats qui avaient mené la Fédération dans la misère pendant tant d’années.

Ael obliqua vers eux, s’arrêtant à moins de deux mètres du premier et laissant son regard dériver de l’un à l’autre.

— Eh, les gars, cet uniforme que vous voyez-là, c’est celui de la Spatiale, enfin une combin’ de travail, mais on était pas dans la Spatiale, nous autres. Les Brigades d’Assaut ! Quand on y a fait des années de guerre, vous pensez bien que c’est pas trois minables, sans entraînement, qui font le poids. Même dix, d’ailleurs. Alors vous ne bougez pas d’ici, ici même, où vous vous tenez en ce moment, jusqu’à ce qu’on ait fini de dîner, et je ne veux plus vous entendre non plus, pigé ?

Ils en restèrent la bouche ouverte pendant qu’Ael se dirigeait vers leur table.

— Il y a eu un malentendu, dit-il, on va nous servir. Si ça se gâtait trop, on se replie sur un local avec une fenêtre, pour la vraisemblance, et on se téléporte derrière le Contrôle, là où on a rendez-vous pour les combin’s civiles.

Deux minutes plus tard, un gars, le visage dur, leur apportait ce qu’il avait commandé et ils commencèrent à manger.

— La situation est drôlement compliquée, finit-il par lâcher, au bout d’un moment. Je n’y croyais pas, au début. Qu’on en arrive à lyncher des Anciens, ça me parait du délire.

— C’est parce qu’on ne connaissait pas la nouvelle situation politique, dit Katel. J’ai sondé ces trois types, là-bas. Depuis un an et demi, l’argent coule à flot dans l’Union. Tout le monde gagne des paquets de Ters, sauf ceux que l’on soupçonne d’avoir été soldats. Le gars de tout à l’heure disait la vérité. Il a juste de quoi avoir une chambre et manger. Mais ceux du bar, tous civils réquisitionnés sur place pendant la guerre, et qui font le même travail, sont payés cinq fois plus !

— Enfin comment peut-on justifier cette situation, c’est incroyable ? laissa tomber Ael.

— La foule, la populace, fit Katel. Elle est imprévisible et peut atteindre un degré de cruauté dingue. Elle a estimé, à la lumière de ce que disaient les dirigeants après avoir signé la paix, que c’était l’Armée qui avait poursuivi la guerre si longtemps et le lui pardonne d’autant moins qu’aujourd’hui, c’est la richesse. Elle se dit qu’elle aurait pu connaître ça des années plus tôt. Maintenant c’est fichu. Personne ne pourra jamais rétablir la vérité. Seule l’Histoire nous rendra, peut-être, justice.

— Je ne l’accepte pas, Katel, dit Ael en la regardant dans les yeux.

Elle sourit, gentiment ironique.

— Tu devras t’incliner, Monsieur le Chevalier-du-temps-jadis, ou tu seras écrasé. Il faut être réaliste.

— Ni l’un, ni l’autre, je te le jure bien. Tu vois, les cristaux, les acheteurs vont les payer un prix fou. Mais on va s’adresser uniquement aux Compagnies privées qui ont besoin du secret d’un réseau particulier pour leurs communications. Surtout pas à un organisme officiel. Parce qu’elles paieront et empêcheront l’État de mettre la main dessus. Là, elles seront de notre côté. Mais je n’oublierai jamais la lâcheté du gouvernement d’avoir abandonné nos camarades.

— Le gouvernement a dû avoir une sacrée frousse pour faire accepter l’idée d’Union à la population, reprit Katel. Et ensuite il a été complètement dépassé par le phénomène qu’il avait lancé. Il a été obligé de reprendre l’initiative en allant plus loin que les excités. Classique. Mais tout ça n’aura qu’un temps. Cette agressivité à l’égard des Anciens va se tasser. Elle ne réapparaîtra que lorsque la population se sentira provoquée, par des gars en uniformes, par exemple. Comme nous. Il faut qu’on se fasse une raison, Ael, on est en minorité.

— Nous trois, oui, mais ceux qui ont combattu, pour Altaïr ou pour Procyon ? Ils doivent être révoltés… Tu ne crois pas ?

— Si tout s’est déroulé de la même manière partout, sur les planètes en avance, à Altaïr et à Procyon, si on a pourchassé les Anciens, comme le type nous l’a dit, il ne doit plus en rester tellement, je crains ! Et les survivants pensent surtout à survivre et à gagner de quoi manger, je suppose. Crois-moi, Ael, il faut se soumettre.

Michelli intervint pour la première fois, d’une voix impressionnante de calme et de certitude. Son visage n’avait pas changé depuis son retour de la Barge. Verrouillé. Katel les regarda l’un après l’autre et se sentit devenir froide, glacée intérieurement. Elle ne les reconnaissait pas. Ce n’était plus les hommes qu’elle connaissait, ses amis. Ce devait être les soldats d’avant, de la guerre et, malgré son expérience, elle eut peur.

— Je pensais que tu connaissais mieux le Cap, Katel. Il ne baisse jamais les bras, jamais… Tu n’imagines pas comme il est vicelard ! Même quand on semblait ne plus avoir aucune chance, qu’on avait perdu trop de monde, qu’on était surclassé, il trouvait un truc et on attaquait une nouvelle fois. Et, celle-là était gagnante… Je ne sais pas comment il s’y prendra, Katel, mais je suis sûr qu’on va gagner ! Entre l’Union et nous, personne n’hésiterait, hein ? Pourtant on va s’en tirer, en tout cas ! Tu verras. Il lui fera mal à l’Union ! Fais-nous confiance.

Sa voix posée, probablement, la remit en selle – sa peur disparut – la jeune fille le regarda avec curiosité, cette fois. Il paraissait tellement sérieux qu’elle fût troublée. Cependant, elle ne répondit pas.

Ils avaient terminé de manger et Ael alla payer avant qu’ils ne sortent, suivis du regard par les trois types de l’astroport. Leurs yeux n’étaient pas tendres…

L’Ancien, derrière le Contrôle, était assis, maintenant et tenait le sac entre les bras, comme s’il s’agissait d’un trésor.

— On ne peut pas se charger de toute la misère du monde, Ael, émit doucement Katel, lisant dans l’esprit de son ami qui hocha lentement la tête en signe d’approbation.

Une ombre approcha, le type du service au sol portait un paquet sous le bras.

— J’ai vos combinaisons, votre virement était correct, dit-il, je vous ai acheté des trucs courants. Mais il se passe quelque chose, ici. J’ai vu un copain, en venant. On dirait qu’il y a du remue-ménage, sur l’astroport-frêt.

— C’est-à-dire ? demanda Ael.

— Je ne sais pas. Mais il y a pas mal d’excités. Comme les jours de bagarres. J’en ai vus en train de discuter derrière un atelier de stockage.

— Combien ?

— Une vingtaine, peut-être plus.

— Vous avez déjà vu ça ?

— Oh oui, je vous l’ai dit, quand les gars préparent une descente, un tabassage.

— Contre des Anciens ?

— Bien sûr.

— Vous n’avez pas vu de protection de Milice sur les aires de stationnement ?

— Non, pourquoi ?

— J’ai payé les taxes de stationnement, nous sommes couverts par l’astroport.

L’autre secoua la tête de droite à gauche.

— Mouvement de foule.

— Quoi ?

— On appelle ça : “mouvement de foule.” Les lois ne sont plus respectées ni appliquées, dans ce cas. La Milice ne fait rien. On ne la voit même plus !

Ael réfléchissait à toute vitesse. On ne l’avait pas prévenu, au Contrôle. C’était probablement délibéré…

— O.K., merci mon vieux, pars, maintenant, mets-toi à l’abri.

Le gars ne se le fit pas répéter, démarrant en courant.

— On se change, fit Ael rapidement.

Ils se dévêtirent sans dire un mot, enfilant les combinaisons civiles, grises, anonymes, avant de commencer à passer la dernière à l’Ancien, au sol, après l’avoir déshabillé à son tour. Son corps était décharné, sale, de vilaines blessures, aussi, qui firent grimacer Ael de colère.

— Ne vous occupez pas de moi, fit celui-ci. J’ai une planque, tout près, vous m’avez donné de quoi manger, avec ce vêtement civil j’ai une chance, maintenant. Essayez de leur échapper sans prendre trop de coups. Ils ont des barres de fer, en général. Les combattre à mains nues est inutile, il vaut mieux se tirer.

— D’accord. Bonne chance, soldat.

Ael fit signe aux autres de ramasser leurs uniformes et de le suivre. À l’angle du bâtiment, il stoppa et émit :

— “On se téléporte dans la Barge.”

Il se concentra et se retrouva dans le poste de pilotage de leur engin. Il branchait la holo quand Katel et Michelli apparurent.

— Qu’est-ce que tu veux faire ? demanda le Sarmaj.

— Demander l’autorisation de décoller. On file.

Un Contrôleur, inconnu, apparut, sur l’écran.

— Barge au sol en B 51, autorisation de décoller.

Le type, qui avait une sale gueule, eut l’air surpris.

— Mais vous deviez rester deux jours.

— Changé d’avis, renvoya Ael, calmement.

Il y eut un silence, le Contrôleur avait l’air de réfléchir.

— Ael, une masse de types est en train de se diriger vers nous en Mobils, émit Katel… ils ont des barres à la main. Je mets la Détection en marche.

— Ça pose un problème, finit par dire le Contrôleur.

— Pourquoi ? demanda Ael, calmement. On peut décoller quand on le veut, que je sache.

— Oui… oui, bien sûr. Seulement vous avez payé deux jours de stationnement et vous n’êtes resté que quelques heures. L’astroport vous doit des Ters. Il faudrait que vous veniez jusqu’ici pour qu’on régularise.

La vache… il était de mèche avec les brutes.

— Huit cents mètres, annonça Katel.

Imperturbable, Ael sentit pourtant la colère monter.

— Si je comprends bien, vous préféreriez que nous venions tous au Contrôle, maintenant ? Même si je vous déclare, officiellement, que nous abandonnons la somme versée à l’astroport.

— Oui, oui, c’est ça, venez jusqu’ici, fit le gars avec un sourire équivoque.

— De façon à ce que vos copains qui viennent en ce moment vers notre bâtiment nous tombent dessus, hein ? Vous n’êtes pas très malin, mon vieux.

Le visage du gars se ferma.

— Autorisation de décoller refusée, stand by, lança-t-il sèchement.

— Je vous rappelle que cette conversation est enregistrée, renvoya Ael. Je tiens le stand by mais je demande officiellement quel est le délai et sa raison.

— Vous le saurez en temps utile.

— Négatif. Le règlement des astroports intergalactiques est formel, vous devez me donner la raison de l’attente. Je peux appeler la Navigation galactique Civile d’ici et déposer une plainte pour maintien au sol abusif, vous aurez des comptes à rendre, vous le savez.

— Vingt minutes, se décida le Contrôleur. Pour trafic probable.

“Trafic probable” ? Ça c’était une invention du gars…

— Trois cents mètres, fit Katel.

Ael jeta un œil au petit écran répétiteur, près de lui. On distinguait maintenant une cinquantaine de silhouettes, rejointes par d’autres petits Mobils de circulation, surchargés.

— Katel, peux-tu stopper immédiatement les moteurs des engins qui se rapprochent ? Michelli, pourrais-tu tenir la foule à distance, avec une barrière d’énergie ?

— Pas pendant vingt minutes, Cap. Mais je peux les refouler sans ménagement à chaque fois qu’ils s’approcheront.

— J’attends, à mon bord, dit Ael au Contrôleur, avant de couper la caméra holo qui envoyait leur image… On n’a pas le choix dit-il en se retournant vers les autres. On va ouvrir le sas pour avoir les brutes en visuel et on se concentre pour imprégner leurs cerveaux.

— De quoi ? demanda Katel.

— De l’envie de taper sur leurs voisins avec leurs barres. Allez, on y va, vite !

Quand la porte du sas s’ouvrit, ils entendirent les hurlements excités des hommes qui arrivaient. Ils n’étaient pas à plus de cent mètres, désormais.

— On se concentre, lança Ael.

Tous trois fermèrent à demi les yeux.

Soudain, la horde prit une nouvelle allure. Un gars venait d’asséner un coup de barre sur le dos de celui qui était assis à côté de lui ! Presque tout de suite ce fut la bagarre. Les forcenés se cognaient dessus joyeusement. D’un Mobil à l’autre, au début, puis ils les immobilisèrent pour se ruer les uns contre les autres. Il y allait y avoir pas mal d’os brisés…

Un petit groupe, venu de l’arrière, contourna la mêlée et fonça vers la Barge.

— Sarmaj !

Là-bas, les silhouettes donnèrent l’impression de heurter un mur. Ils tombèrent au sol, certains se tenant le visage. Puis une secousse les fit tous rouler par terre, de trente mètres en arrière. Du coup, des excités jaillirent de la mêlée et vinrent vers eux, leur barre levée…

— Eh, Cap, t’as vu ça ? lança Michelli d’une voix joyeuse. Il marche mon truc, hein ? Et je peux mieux faire.

— Non, c’est suffisant. Continuez à les imprégner de rage contre leurs copains. Je remonte au poste. Si vous avez besoin d’aide, prévenez-moi. En aucun cas, ne descendez au sol.

Il fit demi-tour et cavala vers le poste et s’assit dans son siège. Lui avait toujours l’image de Contrôle. Le Contrôleur avait les yeux tournés sur le côté. Il devait regarder un écran de Détection rapprochée montrant ce qui se passait sur la piste. Les yeux exorbités, il semblait paralysé.

Ael remit en marche la caméra holo du poste.

— Quelque chose qui ne va pas ? demanda-t-il tranquillement.

— Quoi ? fit le Contrôleur en revenant à l’écran principal.

— Vos copains semblent avoir des comptes à régler, entre eux. J’imagine que la Milice ne va pas tarder à intervenir. Je l’ai prévenue. Cet astroport n’est pas sûr du tout. Il y a des lacunes de sécurité… Alors, cette autorisation de décoller ?

Le regard de l’autre était perdu, maintenant.

— L’auto… ah oui… vous ne m’avez pas donné votre destination ?

— Nous faisons du tramp, transport de marchandises. Destination encore inconnue. Nous contacterons, de l’espace, les Compagnies d’affrètement, c’est la coutume.

— Oui… oui…

Il se produisit quelque chose dans le cerveau d’Ael. Il aurait voulu absolument savoir qui se trouvait dans la salle avec le gars du Contrôle.

Et soudain, il vit au travers du cerveau du gars ! Il était seul.

Excité, soudain, Ael songea fortement au Directeur du Contrôle et imagina qu’il pénétrait dans la salle et demandait des explications au Contrôleur d’un ton mauvais.

Le type se retourna brusquement, pâlissant.

— Alors, cette autorisation de décoller, ça vient ? envoya Ael d’un ton exaspéré.

— Oui… autorisation accordée. Vous pouvez utiliser le couloir 9, jusqu’à une demi-heure d’éloignement.

— Rappliquez, émit Ael à destination de ses amis, on part, je lance les séquences.

Les Props commencèrent à gronder, le bruit s’élevant jusqu’à la stridence habituelle, quand Katel et Michelli s’installèrent à leur place. Déjà Ael avait fait monter l’intensité dans les plaques anti-G. La Barge frémit et s’éleva d’un seul coup.

— Katel, continue à les faire se bagarrer sans relâche jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus un debout. Ça va faire réfléchir les autorités sur la violence de ces gars-là. Michelli, tu prends les Props, je cale le Directeur de vol sur notre couloir de dégagement.

— O.K., Cap. Tu les as drôlement eus, dis donc. Qu’est-ce que je t’avais dit, Katel ?

Il y avait de l’excitation, dans sa voix.

— Laisse-la se concentrer. On parlera ensuite.

Un quart d’heure plus tard, la voix de Katel s’éleva :

— Je ne peux plus les atteindre.

— Tu veux dire que tu les imprégnais encore à cette distance ?

— Oui. Ça a coupé d’un seul coup. La fatigue, peut-être ?

— Tu veux te reposer ?

— Non. Maintenant, ça va. D’accord, Michelli, on s’est débarrassé d’une centaine d’excités. Mais combien y en a-t-il dans l’Union ?

— Bonne réflexion, dit Ael. Je crois qu’il va falloir qu’on discute. On passe en Temps Relatif dans une heure, après on ira au carré.

Quand ils s’y retrouvèrent, Ael entra tout de suite dans le vif du sujet, d’une voix moins dure qu’au sol.

— Deux choses. D’abord on maîtrise nos dons, désormais, et c’est foutrement encourageant dans ce contexte. Et puis d’accord, on n’est pas de taille pour défendre tous les Anciens de l’Union. Il faut changer nos projets.

— C’est-à-dire ? interrogea Katel.

— Adieu l’Union… On va faire naître officiellement la Constellation de l’Amas et la Fédération libre de l’Amas.

— C’est quoi, ça ? fit Michelli, interloqué.

— Nous. Nous trois !